La Rentrée littéraire des Amis.
Christine Ferrand, dans le cadre de la rencontre du 14 octobre 2023, présente la rentrée littéraire de l’automne et ses préférences de lecture.
Le secteur du livre a le moral dans les chaussettes.
- Quel climat pour la rentrée littéraire 2023 ? Après un rebond salutaire et vivifiant en 2021 et 2022, depuis le début de l’année, la librairie est à la peine. L’inflation est passée par là et les livres se placent logiquement au second plan lorsque chacun doit négocier avec la vie chère.
- Alors que l’après Covid s’était distingué par des ouvertures de librairies, cette année est marquée par un reflux : à noter, la fermeture annoncée de Vents d’Ouest, à Nantes (après avoir perdu le marché des collectivités) et la vente à Vivendi de L’Ecume des Pages à Paris.
- Il y a tout de même de bonnes nouvelles : en 3 ans, les ventes de livres neufs imprimés ont bondi de 17%, tandis qu ‘Amazon donne des signes d’essoufflement. Cela dit, depuis le début de l’année, l’activité est surtout tirée par le poche et les éditeurs se plaignent d’une atonie du secteur.
- Le moral est donc plutôt dans les chaussettes. Outre le contexte économique, peu réjouissant, c’est la dimension capitalistique et politique qui vient aussi plomber cette rentrée. En effet, depuis bientôt deux ans, l’annonce du rachat du groupe Lagardère par Vivendi, dont l’actionnaire majoritaire est Vincent Bolloré, a transformé le secteur en camps retranchés, où chacun calcule l’état des forces en présence avec le groupe Gallimard, Actes sud et une myriade de petits éditeurs indépendants dans le camp des opposants à ce rachat.
Concentration: enjeux capitalistiques et politiques.
- Tout est devenu stratégique. En effet, dans le rachat du groupe Lagardère, ce sont les deux premiers groupes d’édition qui se retrouvent en première ligne. Chez Lagardère, il s’agit de Hachette Livre, premier groupe français (3e mondial, hors secteur professionnel), qui a réalisé en 2022 un chiffre d’affaires de 2,7 milliards d’euros (en baisse de 1,9% à périmètre comparable). Chez Vivendi, c’est Editis, 2eme groupe français avec un CA 2022 de près de 800 millions d’euros (en baisse de 8% sur 2021) et 25e groupe mondial, qui est concerné. La direction de la concurrence a obligé Vincent Bolloré à céder Editis (risque de situation dominante, notamment dans le scolaire, et surtout la distribution) et le Tchèque Daniel Kretinsky s’en est porté acquéreur. L’opération a été validée en juin dernier par la commission européenne. Mais un autre problème a surgi aussitôt : Daniel Kretinsky, l’acquéreur du groupe Vivendi (qui contrôle encore Laffont, Plon, Bordas, Nathan…), est aussi l’actionnaire principal de la Fnac, ce qui inquiète bien sûr les libraires.
- Déjà à la fin des années quatre-vingt-dix, les deux principaux groupes éditoriaux français avaient vécus d’importantes turbulences. Editis (anciennement Groupe de la Cité) qui comprend à cette époque Larousse, Nathan, Bordas, Dalloz, Plon, Laffont…) a été racheté par Havas en 1997. L’année suivante, Vivendi rachète Havas, donc Editis passe sous le contrôle de Vivendi et prend le nom de Vivendi Universal Publishing. C’est l’ère de Jean-Marie Messier, surnommé J6M (Jean-Marie Messier, moi-même maître du monde). En 2002, le groupe Lagardère rachète Vivendi Universal Publishing, mais deux ans plus tard, la commission européenne impose à Lagardère de revendre 60% de Vivendi Universal Publishing. Lagardère garde Larousse, Dalloz, Dunod, intégrés désormais à Hachette Livre. En 2004, le groupe Wendel rachète VUP, puis le revend en 2008 au groupe espagnol Planeta, qui le revend en 2018 à… Vivendi, qui a désormais jeté son dévolu sur Lagardère et sa filiale très rentable Hachette Livre.
- Le secteur compte aujourd’hui deux autres acteurs majeurs : au 3eme rang, le groupe Gallimard qui a déjà amorcé cette concentration il y a quelques années en rachetant Flammarion, et qui a repris l’année dernière Minuit, et le groupe Média-Participation (Dargaud, Dupuis, Le Seuil, CA 722 M€) qui a pour caractéristique d’avoir développé à partir de son activité dans la bande dessinée des activités dans les parcs de loisirs et les jeux vidéo).
- Au-delà de la concentration, c’est la dimension politique qui inquiète de nombreux acteurs du secteur qui y voient un risque pour la liberté d’expression et de création. En septembre 2022, un conflit oppose l’humoriste Guillaume Meurice à la direction du groupe Editis à propos de son livre, Le Fin mot de l’Histoire en 200 expressions décapantes qui devait être publié au Robert et où une phrase vise Vincent Bolloré, l’actionnaire majoritaire du groupe : « Faire long feu : révéler sur Canal + les malversations de Vincent Bolloré ». Le livre est finalement publié chez Flammarion (Groupe Gallimard).
- Dans les maisons d’édition des grands groupes éditoriaux, les éditeurs sont inquiets et se demandent s’ils seront toujours aussi libres de leurs choix. En conséquence, Martine Prosper, secrétaire générale de la branche édition de la SNLE-CFDT, réclame une carte d’éditeur comme il existe une carte de presse, qui permettrait aux salariés des groupes d’édition de faire valoir la clause de conscience.
Le monde de l’édition en abîme
Du coup, beaucoup de livres mettent en scène le milieu de l’édition, quitte à se livrer à quelques règlements de compte.
Le prix Goncourt Jean Rouaud démonte dans Comédie d’automne (Grasset) les coulisses des prix littéraires et les manœuvres des éditeurs, à partir de celui qu’il a reçu en 1990 pour Les Champs d’honneur (Minuit). Il brosse un portrait très réaliste de son éditeur Jérôme Lindon, qui lui promet qu’il vendra 350 exemplaires de son roman – et qui disait : « Les bonnes librairies sont les librairies qui vendent des livres qui ne se vendent pas » – mais il lève aussi le voile sur les petites magouilles des prix. Il raconte comment son livre est apparu brusquement sur la dernière sélection du Goncourt (liste de 4 noms) : le favori à l’époque était Philippe Labro, qui se comportait déjà en vainqueur, fatiguant tout le monde. Ensuite, Labro était publié par Gallimard, et les jurés voulaient se libérer de l’image de « vendus » à « Galligrasseuil » qui leur collait à la peau… C’est Hervé Bazin (auteur Seuil) qui a pris l’offensive et a proposé un inconnu, auteur d’un premier roman, Jean Rouaud, qui avait une très bonne presse et que lui avait recommandé André Stil, à qui il voulait faire plaisir. Il était publié, qui plus est, par une petite maison d’édition indépendante, Minuit. Il arrive à convaincre le jury et Les Champs d’honneur sont couronnés. Ce que ne dit pas Jean Rouault, c’est que Le Seuil, maison d’édition d’Hervé Bazin, donc, était à cette époque le distributeur de Minuit… dont une bonne partie de la manne générée par le Goncourt est revenue. Les prix littéraires ou le billard à trois bandes !
C’est Jérémy Fel, qui publie chez Rivages, Malgré toute ma rage, un thriller qui retrace le voyage catastrophique en Afrique du Sud de 4 jeunes filles, brosse un portrait au vitriol des parents de ces jeunes filles qui gravitent dans le milieu de l’édition parisienne. Il se déchaîne surtout un « grand éditeur » parisien du faubourg Saint-Germain.
Luc Chomarat décrit dans Le livre de la rentrée (La Manufacture des livres) les relations d’un éditeur, d’un écrivain et de sa femme.
Mais de façon plus positive, c’est la figure de Jean-Marc Roberts, écrivain et éditeur (Le Seuil, Fayard, Stock), qui est célébrée pour le 10e anniversaire de sa mort. Albin Michel publie un livre d’hommage, « Je vous ai lu cette nuit », passionnant, où s’expriment 27 des écrivains qu’il a édités. Ou fini par éditer, comme Annie Ernaux dont il publia L’écriture comme un couteau, une réflexion sur son propre travail, et les actes du Colloque de Cerisy qui lui a été consacré. Et elle rapporte, pour la faire sienne la remarque de Pascale Roze « Avec Jean-Marc Roberts, la littérature est aussi une fête ».
Une rentrée 2023 plus resserrée
Depuis plus d’un siècle, la « Rentrée littéraire » est un rendez-vous obligé du calendrier. C’est une caractéristique française qui n’existe nulle part ailleurs et qui est intimement liée aux prix littéraires, décernés depuis des décennies un mois avant les fêtes de fin d’année. Un prix Goncourt (1903), c’est en moyenne 400 000 exemplaires vendus (1 million pour L’anomalie, d’Hervé Le Tellier, Gallimard, en 2020). Le Femina (1904) et le Renaudot (1926) peuvent arriver à le concurrencer, mais c’est rare.
Cette année, les éditeurs semblent avoir choisi de faire des économies en publiant moins de livres. La rentrée 2023 se caractérise par une chute de 5% du nombre de romans publiés entre le 15 août et le 15 octobre. 466 nouveaux romans ont été comptabilisés par Livres Hebdo, dont 74 premiers romans, et 145 romans étrangers.
A titre de comparaison, on comptait 524 nouveautés en 2019 (521 en 2021)… et 607 en 2014 ! Les grands perdants sont les romans étrangers, qui coûtent chers aux éditeurs, notamment en traduction. Les premiers romans se maintiennent vaille que vaille (90 en 2022, 82 en 2019…). Surtout, les éditeurs ont minimisé les risques en misant d’abord sur des auteurs déjà appréciés du public.
Comme toujours beaucoup d’introspection et d’analyse des relations familiales, mère-fille en particulier. Plus nouveau, la nature est très souvent au premier plan, comme le thème de la survie. La guerre est également présente dans plusieurs romans, souvent dans des romans d’anticipation. Enfin, beaucoup d’écrivains s’interrogent sur le sens de l’acte d’écrire aujourd’hui.
Liste des titres présentés :
Le plus court chemin, Antoine Wauters (Verdier) – Proust, roman familial, Laure Murat (Laffont) – Sarah, Suzanne et l’écrivain, Eric Reinhardt (Gallimard) – L’enfant dans le taxi, Sylvain Prudhomme, (Minuit) – L’échiquier, Jean-Philippe Toussaint (Minuit) – Le vieil Incendie, Elise Shua Dusapin (Zoé) – Le Château des rentiers, Agnès Desarthe (L’Olivier) – Humus, Gaspard Koenig, (L’observatoire) – Trust, Hernan Diaz, traduit de l’américain par Nicolas Richard (L’Olivier) – Triste Tigre, Neige Sinno (P.O.L).
Christine Ferrand, ancienne rédactrice en chef du magazine professionnel Livre Hebdo.
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