Jeanne Benameur – Ceux qui partent – Actes Sud.
Superbe roman sur l’exil : Ceux qui partent conjugue prose et fibre romanesque en situant son action à Ellis Island, sur le temps étiré d’un jour et d’une nuit de l’année 1910. « Partir c’est respirer autrement », phrase fondatrice de ce roman : une intensité de toutes les perceptions. Un véritable plaisir.
Autrice d’une œuvre destinée autant aux jeunes lecteurs qu’aux lecteurs adultes, Jeanne Benameur, née en 1952 en Algérie, se consacre entièrement à l’écriture après avoir longtemps enseigné. Directrice de collection aux éditions Actes Sud Junior et aux éditions Thierry Magnier, Jeanne Benameur vit aujourd’hui en Charente-Maritime..
“Partir pour aller au plus intime de soi et c’est quand on est épuisé, comme on est sans filtre, dans ce moment là on peut plus facilement atteindre l’intime de soi.”
Tout ce que l’exil fissure peut ouvrir de nouveaux chemins. En cette année 1910, sur Ellis Island, aux portes de New York, ils sont une poignée à l’éprouver, chacun au creux de sa langue encore, comme dans le premier vêtement du monde.
Il y a Donato et sa fille Emilia, les lettrés italiens, Gabor, l’homme qui veut fuir son clan, Esther, l’Arménienne épargnée qui rêve d’inventer les nouvelles tenues des libres Américaines. Retenus un jour et une nuit sur Ellis Island, les voilà confrontés à l’épreuve de l’attente. Ensemble. Leurs routes se mêlent, se dénouent ou se lient. Mais tout dans ce temps suspendu prend une intensité qui marquera leur vie entière.
Face à eux, Andrew Jónsson, New-Yorkais, père islandais, mère fière d’une ascendance qui remonte aux premiers pionniers. Dans l’objectif de son appareil, ce jeune photographe amateur tente de capter ce qui lui échappe depuis toujours, ce qui le relierait à ses ancêtres, émigrants eux aussi. Quelque chose que sa famille riche et oublieuse n’aborde jamais.
« Les émigrants ne cherchent pas à conquérir des territoires. Ils cherchent à conquérir le plus profond d’eux-mêmes parce qu’il n’y a pas d’autre façon de continuer à vivre lorsqu’on quitte tout ».
Ces quelques mots qui résument et concluent Ceux qui partent auraient tout à fait eu leur place dans les pages de L’Exil n’a pas d’ombre, opus précédent de Jeanne Benameur. Ici encore, l’expatriation demeure le centre névralgique du récit. L’exil n’a pas d’ombre, il faut juste changer de monde.
Roman choral : Emilia, jeune fille ardente qui veut être libre, est le moteur pour réinventer le monde. En reflet, Esther : autre configuration, elle fuit un massacre, elle vient car elle n’a plus rien.
Il faut de la vaillance pour partir et de la vaillance pour accueillir. Andrew, ce jeune photographe issu d’une double origine (la mère qui se dit de souche et le père d’origine islandaise), lui, n’oublie pas d’où il vient. Il vient chercher sur le visage des gens une partie de ses origines. Ce personnage d’Andrew incarne en cela l’ambition du roman : saisir le réel, capter sur sa pellicule les tourments et espérances des migrants retenus sur l’île.
L’italienne Emilia rêve de l’émancipation que lui promet l’Amérique, et des toiles qu’elle pourra y peindre. Le violon du bohémien Gabor, le chant de son épouse Marucca, l’Enéide que déclame le comédien Donato sont autant de couleurs qui composent cette fresque mouvante. C’est toujours la perte, douloureuse et inévitable, qui dicte l’avenir des exilés. De ceux d’hier comme de ceux d’aujourd’hui.
“L’exil comme l’accueil exigent de la vaillance. Ceux qui partent et ceux de New York n’en manquent pas. À chacun cette ronde nocturne, ce tourbillon d’énergies et de sensualité”. Un livre intense et une belle écriture.
Maud Pionica
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