Nancy Cunard, “une grande fille du temps”
Dans le contexte actuel de demande de reconnaissance des Américains noirs, il est peut-être intéressant de se souvenir d’une femme au destin exceptionnel, qui a beaucoup œuvré pour que l’on reconnaisse qu’il existe une culture noire.
Cette femme se nomme Nancy Cunard, (1896-1965), dont Aragon disait qu’elle était « une grande fille du temps ».
Pourtant, qui la connaît ? Et, pour ceux et celles qui connaissent ce nom, Nancy Cunard, quelles représentations en ont-ils?
Celles d’une femme ayant rompu avec sa classe d’origine, l’aristocratie anglaise, en guerre contre sa mère qui représentait pour elle toute l’hypocrisie d’une classe ? Peut-être connaissent-ils le célèbre portrait de Man Ray, Nancy et ses bracelets d’ivoire, ou bien savent-ils qu’elle fut une femme très aimée par Aragon qui, à Venise, en 1928, voulut se tuer parce qu’elle lui en préférait un autre. Les poèmes de La Grande Gaîté (titre ironique), publiés en 1929 et surtout du Roman inachevé (1956), se font l’écho de cette passion mortifère. Ils ont pu retenir aussi l’image d’une scandaleuse, menant une vie effrénée, celle de l’héritière des transatlantiques Cunard, brûlant ses nuits dans les clubs, accro à l’alcool, au sexe, croqueuses d’hommes, muse des poètes, égérie des artistes.
Elle fut tout cela, mais ces images quelque peu sulfureuses, ne doivent pas faire oublier qu’elle fut aussi une poétesse, auteur de poèmes publiés sous le titre Parallaxe, une amie des intellectuels et des artistes, non seulement ceux du mouvement surréaliste, Aragon, Tristan Tzara, mais aussi Huxley, Erza Pound, Beckett dont elle édita le premier texte, Brancusi, le sculpteur, qui réalisa d’elle une sculpture (Jeune Fille sophistiquée). Elle fut également éditrice – c’est elle qui imprima le premier texte de Samuel Beckett – grand reporter lors de la guerre civile espagnole, et surtout militante de la cause de Noirs. Elle fit éditer, à ses frais, ce qui reste son grand œuvre, la Negro Anthology, quelques 855 pages, 255 contributions, qui, dès 1934, bien avant que l’on parle des « arts premiers », alors que le colonialisme demeurait l’idéologie dominante, rassemble une foule de documents permettant de comprendre la culture noire, de lui donner visibilité et dignité.
Evoquer la vie de Nancy Cunard, c’est réaliser une traversée de la plus grande partie du XXème siècle, en appréhender les grands mouvements artistiques, mais aussi, sur le plan politique, les fractures, celles d’une civilisation occidentale en crise après la « boucherie héroïque » de la Grande Guerre, alors que les « barbares » ne sont plus ceux que l’on croit, crise qui amène à interroger les notions de race, de civilisation, de genre, de classe.
C’est ainsi que Nancy Cunard nous apparaît bien comme « une grande fille du temps », ainsi que la nommait Aragon.
Marie-France Boireau
Docteur en littérature
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