La Rentrée littéraire des Amis.
Christine Ferrand, dans le cadre de la rencontre du 2 octobre 2021, présente la rentrée littéraire 2021 et ses préférences de lecture.
L’actualité du secteur du livre.
- Le marché du livre a bien traversé la crise de la Covid. En 2020, le secteur n’a baissé que de 2,3%, malgré le confinement et les fermetures de librairies pendant trois mois et demi, ce que le Syndicat National de l’Edition qualifie de « résistance exceptionnelle », avec notamment un boum des livres de cuisine (+16%). Au premier semestre 2021, le marché du livre a progressé de 20% par rapport au premier semestre 2020, et de 6% par rapport à la même période 2019. Ce sont les librairies de proximité qui ont le plus profité de cette embellie : + 9,5% pour les librairies de premier niveau, + 20% pour les plus petits magasins.
- Le secteur du livre traverse une période de grande transformation, avec des forces contraires qui s’expriment : d’un côté une forte poussée de la concentration avec la constitution de très grands groupes éditoriaux – cf l’OPA de Vivendi (Bolloré) sur Hachette, et dans une moindre mesure le rachat de Minuit par Gallimard – de l’autre l’émergence de nombreuses petites structures éditoriales qui arrivent à avoir une réelle visibilité dans les sélections des prix littéraires. Ainsi, Les avrils (Dan Nisant), L’antilope (Serge Airoldi), L’Ogre (Quentin Leclerc), Sous-sol (Laura Vasquez), Inculte, Quidam, etc. Parallèlement, des auteurs confirmés quittent leur maison d’édition traditionnelle pour créer leur propre structure comme Riad Sattouf, Joël Dicker, ou … Eric Zemmour.
- On assiste aussi à la création de nombreuses petites librairies indépendantes. Ce renouveau de la librairie traduit une vitalité qu’on n’aurait pas imaginée il y a dix ans. Crise sanitaire, médiatisation des 40 ans de la loi Lang, désir de changer de vie expliquent en partie la nouvelle attractivité de la librairie : la librairie s ‘affirme comme acteur culturel de la ville ou de son quartier.
La rentrée littéraire 2021
- La rentrée littéraire 2021 semble se normaliser bien qu’on reste sur un faible tirant d’eau malgré une production un peu plus importante que celle de l’année dernière : 521 romans français et étrangers sont parus entre la mi-août et la mi-octobre 2021, contre 511 en 2020, mais on en comptait 654 il y a dix ans.
- Cette rentrée est placée sous le signe du renouveau. Avec une sorte de syndrome libérateur « après crise » qui se traduit par plus de nouveaux romanciers que l’année dernière : sur 370 romans français, on compte 75 premiers romans (20%), dont une large majorité de femmes, 42 romancières contre 33 romanciers, ce qui est loin d’être le cas du reste de la production romanesque.
- L’année dernière, les éditeurs avaient joué la sécurité avec pas mal de best-sellers programmés. Cette année, la production est plus ouverte, même si Guillaume Musso s’est glissé dans la rentrée et qu’un roman de Patrick Modiano est annoncé.
- On note cependant un peu moins de romans étrangers que l’année dernière 142 contre 145, ce qui est un signe de prudence de la part des éditeurs.
Les thèmes.
Dans la rentée littéraire 2021, on observe un net renouvellement des thèmes et même des styles. Si l’autofiction reste bien présente, la focale s’élargit et beaucoup de romanciers cherchent à apporter une grille de compréhension sur les évolutions de la société contemporaine et les grandes préoccupations du moment.
- La nature se taille une place importante (notamment chez Paolo Cognetti, Jean-Baptiste del Amo, Fanny Taillandier, Alain Guiraudie), avec comme corollaire, un focus sur l’écologie et le réchauffement climatique (Hors-Gel, d’Emmanuelle Salasc, Climax, de Thomas B. Reverdy…).
De plus en plus de romans flirtent avec l’anticipation (Céline Minard, Plasmas, Emmanuelle Sastre, Hors-gel, Thomas B. Reverdy, Climax…) pour mieux appréhender le réel, et notamment les désordres du dérèglement climatique.
Par ailleurs, plusieurs d’entre eux s’emparent de personnages réels, artistes ou politiques, pour éclairer notre société : Lydie Salvayre se consacre à Cervantes, Gwénaëlle Aubry à Niki de Saint-Phalle, Michel Bernard à Rodin, Justine Levy à Antonin Artaud…
- Bien sûr, les romanciers se sont aussi emparés des thèmes de l’emprise et du consentement et du féminisme : c’est par exemple le cas de Tanguy Viel, Catherine Cusset, Christine Angot…
Notons également une présence importante des pères dans les fictions de cette rentrée, que ce soit sous la plume d’auteur.e.s féminins ou masculins. Ainsi, chez Amélie Nothomb, Christine Angot, Marc Dugain, Sorg Chalandon, Richard Powers…
Enfin, La production 2021 paraît aussi plutôt débridée et libre dans la forme, avec pas mal de livres drôles et farfelus. Avec Mort aux girafes, Pierre Demarty livre un roman fait d’une seule phrase, pleine de digressions surprenantes ; Rabalaïre, du réalisateur Alain Guiraudie est un roman fleuve de plus de 1000 pages… Parmi ces livres au ton inattendu ou fantaisiste, citons aussi Le voyant d’Etampes, d’Abel Quentin, D’oncle, de Rebecca Gisler ou Mon mari, de Maud Ventura.
Les titres retenus :
1. La fille qu’on appelle, Tanguy Viel (Minuit)
Le livre s’ouvre sur le face-à-face d’une jeune femme, venue porter plainte pour viol, et de deux jeunes policiers. Laura, 20 ans, accuse le maire de la ville d’avoir abusé d’elle alors que, sur la recommandation de son père, le chauffeur du maire, elle lui demandait son aide pour trouver un logement. Petit à petit, au fur et à mesure que se déroule le récit de la jeune fille, la focale s’élargit et ce sont toutes les compromissions, alliances hors normes et jeux d’allégeance de la vie politique d’une petite ville de province tranquille qui se révèlent.
Plusieurs mondes se croisent, se fréquentent, le maire et ses aspirations politiques ( il deviendra ministre), le milieu de la boxe (le père de Laura est un boxeur, vedette de la ville), celui interlope du casino local et de la nuit.
L’auteur d’Article 353 du code pénal aborde ici les questions de l’emprise et du consentement. La fille qu’on appelle est mené come un polar, où assez classiquement sexe et pouvoir tiennent les rôles principaux. Mais ici, c’est la fragilité de la parole de Laura qui nourrit le suspense poussant le lecteur à tourner fébrilement les pages : arrivera-t-elle à ne pas être étouffée sous le poids du conformisme patriarcal et des alliances politiques ? Au-delà, le livre prend une autre dimension qui interroge finement la notion de consentement, décrivant l’anneau de Moebius qui conjugue emprise et consentement. Dans L’Heure bleue, l’émission de Laure Adler, Tanguy Viel cite Balzac – auquel il se réfère volontiers – « On peut être intelligent et complètement aliéné à quelqu’un de plus bête que soi ».
2. Hors-gel, Emmanuelle Salasc (P.O.L.)
Légère anticipation : le roman se situe en 2056. Une jeune femme vit seule dans un petit village de montagne, hanté par la catastrophe qui s’est produite plusieurs années auparavant. A cause du réchauffement climatique, une poche d’eau s’est formée sous le glacier voisin et a cédé un beau jour, emportant tout sur son passage. Depuis, le glacier est ausculté en permanence, des alarmes se déclenchent quand le niveau de la poche d’eau devient critique. Mais, à cette inquiétude diffuse qui imprègne le début du livre, s’ajoute petit à petit une autre angoisse issue d’un climat familial fracturé : une mère décédée très récemment seule à l’hospice, une sœur disparue qui réapparaît soudain, et qui, sauvage et inquiétante, exerce une étrange emprise. Comment se libérer de l’emprise familiale et géologique ?
Après sa Trilogie des rives, où Emmanuelle Salasc (qui signait auparavant sous le nom d’Emmanuelle Pagano) remontait dans la généalogie familiale en suivant l’évolution géologique et géographique des paysages, elle fait à nouveau le va-et-vient entre le passé (ici notre présent) et le futur, entre la nature et le huis-clos familial.
Elle envisage les évolutions du monde montagnard et de la société, avec précision et de façon documentée, un monde où l’écologie radicale est au pouvoir et où la montagne – et plus globalement la nature – redevenue à la fois plus sauvage et plus préservée est sous-surveillance permanente.
3. L’éternel fiancé, Agnès Desarthe (L’Olivier)
A quoi ressemble une vie ? Avec ce 11e roman, l’auteure d’Un secret sans importance (prix du Livre Inter 1996) poursuit son ambitieuse tentative d’analyser ce qu’est la vie, en particulier la vie d’une femme. Mais ici, c’est une quête du temps qui se dérobe que mène Agnès Desarthe à partir d’un souvenir d’enfance : à quatre ans, un petit garçon lui a déclaré qu’il l’aimait « parce qu’elle a les yeux ronds ». Elle l’a rejeté « parce qu’il a les cheveux de travers » et surtout parce qu’il trouble la musique que joue l’orchestre pour le tout premier concert auquel elle assiste.
Sur la piste de cet amour avorté, la narratrice revoit les principales étapes de sa vie, sans gommer ses contradictions, ses incohérences, ses drames et ses épisodes hilarants. L’auteur tisse habilement les souvenirs d’époques différentes avec comme trame le souvenir de ce petit garçon. Au fil du temps et des rencontres, celui-ci va incarner le fiancé idéal.
Ecrire pour conjurer l’oubli, renouer les fils épars d’une vie, contre le temps qui bouscule tout : un livre délicat, souvent drôle, et surtout d’une grande vitalité où, comme souvent chez Agnès Desarthe, la musique est un personnage à part entière, qui manipule le destin.
4. Les étoiles les plus filantes, Estelle-Sarah Bulle (Liana Levi)
L’histoire du tournage du film en 1958 Orfeu negro à Rio de Janero. Le réalisateur français, rebaptisé Aurèle Marquand par l’auteur (Marcel Camus en réalité) arrive à réunir un premier financement pour lancer un casting dans les favelas. Une seule chose est sûre : Eurydice sera incarnée par sa femme, Gipsy, une américaine d’origine antillaise. Le reste du casting sera essentiellement brésilien car il veut revisiter le mythe d’Orphée avec des acteurs noirs, non professionnels. Il s’appuie sur la pièce de Vinicius, un poète brésilien également compositeur, célèbre et estimé à Rio. Si le nom des principaux protagonistes sont changés, car l’auteure ne cherche pas à faire un documentaire sur le tournage du film, mais plutôt à recréer le climat d’une époque, ceux des poètes et surtout des grands musiciens de la fin des années cinquante, comme Antonio Carlos Jobim, Luis Bonfa, Gilberto Gil, les créateurs de la Bossa Nova, sont conservés. Ample et ambitieux, ce roman retrace à la fois la situation politique du Brésil, une démocratie proche du socialisme qui ne durera que cinq ans sous la présidence de Juscelino Kubitschek, ses relations avec les Etats-Unis inquiets de la montée de Castro à Cuba, et la France (visite de Malraux au chantier de Brasilia), mais aussi la vie de ses habitants les plus pauvres, la discrimination raciale ébranlée par l’essor brutal de la bossa-nova, la musique brésilienne valorisée par les Etats-Unis contre la samba cubaine.
Un ample roman, très riche, passionnant, qui emporte le lecteur dans un tourbillon de musique et de sensations.
5. Les garçons de la cité-jardin, Dan Nisand (Les Avrils)
Premier roman. Un père et ses trois fils (les deux aînés sont des terreurs, irresponsables, asociaux, récidivistes) habitent dans une cité-jardin du Nord de la France (Hildenbrandt, près de Mulhouse), une sorte d’utopie architecturale pour logements sociaux, devenue au fil du temps un ghetto. Sur un fond de violence larvée, on suit la vie compliquée du narrateur – le petit frère Melvil – doux et toujours prêt à tout arranger, avec ses deux amis, un jeune handicapé léger et le petit-fils alcoolique et beaucoup plus âgé du créateur de la cité-jardin. Un livre âpre, où se révèle progressivement l’inconsolable chagrin de Melvil.
Passionnant dans ses développements sur l’histoire de la cité et la vie des différentes strates de population qui l’ont habitée, le roman se révèle très prenant, grâce à l’empathie qui s’en dégage, mais aussi à sa construction savante et son écriture précise. La cité existe, sous le nom de Ungemach, à Strasbourg. L’auteur y a passé son enfance.
6. Mon mari, Maud Ventura (L’iconoclaste)
Un premier roman intrigant et séduisant qui décrit le calvaire d’une femme amoureuse de son mari, qui se torture pour maintenir coûte que coûte, malgré les années qui passent et les enfants, le même ravissement mutuel de ce couple « parfait ». On la suit sur une semaine, jour après jour – et ça suffit tellement le sentiment d’étouffement devient envahissant après l’hilarité des premiers chapitres. Elle consigne dans divers carnets les signes de moindre amour de son mari et sa stratégie pour raviver la flamme, être injoignable, feindre l’indifférence ou même prendre des amants. Plusieurs remarques au fil des jours – la façon que son mari a de faire l’amour, le peu d’attention qu’il lui porte (alors qu’il est toujours censé être un mari parfait) – laissent penser qu’elle est plus jalouse qu’amoureuse. Son mari lui dit d’ailleurs qu’elle est « une amoureuse de l’amour ». Sa plus grande peur : « Que l’on dise un jour de nous : cet homme a passé trente-cinq ans avec une femme qui n’était pas la bonne.»
Un ton très original, enlevé et drôle, où on retrouve tous les poncifs de la presse du cœur que la narratrice lit avec passion. Un peu lourd parfois, mais la mise en place d’un suspense – quand va-t-elle craquer et comment – oblige à tourner les pages jusqu’au dénouement, aussi alerte qu’inattendu.
7. Le voyage dans l’Est, Christine Angot (Flammarion)
L’auteure de L’inceste reprend l’histoire de ses relations incestueuses avec son père, de ses treize ans à ses vingt-six ans, qu’elle avait racontées avec la colère qui a fait sa marque à travers plusieurs romans. Elle resserre tout cela en un seul livre, avec une attention quasiment chirurgicale au déroulé des faits. Avec recul. Ce qui est en jeu ici, c’est essayer de comprendre comment cela a été possible, pourquoi elle n’est pas arrivée à parler, et surtout, pourquoi personne n’est intervenu, alors que plusieurs de ses proches – sa mère, son mari – avaient compris. Du coup, ce livre prend une portée plus universelle : on quitte le drame personnel pour aborder le phénomène de société.
Le style de l’écrivaine change aussi radicalement : on ne trouve plus ces invectives rageuses qui avaient fait sa réputation – qu’on aime ou qu’on aime pas. Les phrases sont courtes, sèches, avec une extrême recherche du mot juste.
8. La félicité du loup, Paolo Cognetti (Stock) – 11e Palmarès des libraires LH
L’écrivain italien a reçu une reconnaissance internationale avec Les huit montagnes (prix Strega 2017 et prix Médicis étranger 2017). Il raconte ici une histoire d’amour en altitude entre un écrivain de 40 ans en rupture de ban et une femme de 27 ans artiste. Tous deux se retrouvent un peu par hasard travailleurs saisonniers dans une petite station du val d’Aoste (Mont Rose). Ce livre court (216 pages) se déplie comme certains carnets d’estampes japonaises (en accordéon), mettant l’accent tantôt sur la vie de ces montagnards à l’écart de tout, tantôt sur l’histoire du couple en formation, tantôt sur l’atmosphère austère des hauts sommets, tantôt en hiver, tantôt en été ou en automne. L’auteur lui-même fait référence au livre d’Hokusaï Trente-six vues du Mont Fuji.
D’une grande richesse, ce roman est servi par une langue limpide et poétique sans lyrisme, sans affectation, et un regard d’une grande douceur. J’ai particulièrement aimé les descriptions de la nature, de ses changements au gré des saisons. Un livre apaisant qu’on referme à regret. Il dit lui-même qu’il l’a écrit en plein confinement, alors qu’il avait « besoin de liberté et de légèreté ».
9. Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes, Lionel Shriver (Belfond)
On ne présente plus Lionel Shriver que le succès d’Il faut qu’on parle de Kevina rendu célèbre. Cette écrivaine américaine de 64 ans est désormais bien connue pour sa liberté de ton, ses prises de positions iconoclastes et souvent peu politiquement correctes, avec ce côté « libertarien » qui pour nous frôle le conservatisme.
La liberté de ton et de penser caractérise l’œuvre de Lionel Shriver qui se fait fort de démolir la plupart des valeurs établies, l’amour maternel, dans Il faut qu’on parle de Kévin, la propriété privée et le monde de l’argent dans le formidable Les Mandibles.
Ici, le sujet paraît moins grave : c’est au culte du corps et de l’exercice physique qu’elle s’attaque dans un roman décapant et jubilatoire, où, à la lecture de certaines scènes ou répliques, on est saisi d’un rire inextinguible.
Un matin, Remington, un cadre d’une soixantaine d’années, déclare à sa femme, Serenata, : « J’ai l’intention de courir un marathon ». Or, il n’a jamais fait de sport, encore moins de courses. La sportive, c’est elle, qui a couru toute sa vie tous les matins, mais là justement, ses genoux ne lui permettent plus de le faire…
Tout en taillant des croupières au sport de masse – avec un défilé haut en couleurs de personnages pitoyables ou comiques, depuis les membres de l’équipe d’entraînement de Remington jusqu’à la coach, sadique – Lionel Shriver ne néglige pas de poursuivre son travail de sape contre la famille et ses interrelations avec la société contemporaine. Les relations de Serenata avec ses enfants sont épiques : à propos de sa fille, devenue une grenouille de bénitier, Serenata dit: « Les évangéliques procuraient donc à Valeria ce qu’une mère ne pouvait lui procurer : un moule pour le flan qu’elle était ».
Pourtant, Lionel Shriver manifeste, ici encore, une grande empathie envers ses personnages qui bataillent, comme ils le peuvent, contre les injonctions contradictoires de notre société. Derrière la charge, transparaissent beaucoup de tendresse et de douceur.
Christine Ferrand, ancienne rédactrice en chef du magazine professionnel Livre Hebdo.